samedi 24 avril 2010

La Grande Histoire sans fin de Nom, cinquième feuillet.

Image-résumé de l'épisode précédent :

Ce documentaire est fort révélateur quant à l'étrangeté des mœurs de sa famille, et des directives qui lui étaient imposées.


Nom était dans sa loge. D'un doigté maîtrisé, il enflammait l'extrémité d'un petit mégot avec son allumette fétiche, lorsque Baltimer entrait.

Baltimer était con.

“Bonjour Monsieur.

- Bonjour.

- On vous demande, dehors.”

Une petite chemise de lin blanc se faisait deviner sous le douteux vison de Baltimer. Il y a quelques siècles de cela, Baltimer avait enduit cette même chemise de sirop de glucose et l'avait faite lécher par ses trois chats, mais Nom n'en savait rien, et n'en sut jamais rien.

“Moui... J'arrive.”

Redressant son buste meurtri, Nom se leva un peu vite. “Merde, je vois blanc. Merde, c'est génial. Merde, je tombe.”

C'était la première fois que Nom tombait dans les pommes. Son instinct de survie préalablement inhibé dans sa totalité par les joyeuses expériences psychanalytiques de son frère, Nom n'eut pas le réflexe, dans sa chute, d'éviter le pieu vertical qui se trouvait là par hasard, s'empala donc et mourut.


Nom est mort.

C'est bête hein ? J'écrivais une histoire sur lui. J'enquêtais sur lui. Le noeud du récit était pas dégueulasse, on allait vers une intrigue assez solide.

Mais il est mort.


Merde.

C'est fini, alors. Je vais plus écrire sur Nom. Rhô. Je m'éclatais bien.

Bon. Disons qu'il est pas mort. Que ce jour-là, Nom avait en fait évité le pieu vertical qui se trouvait là par hasard, grâce à la grasse grâce de notre Seigneur qui avait décidé de faire un miracle parce que ça faisait longtemps.

Reprenons :


C'était la première fois que Nom tombait dans les pommes. Son instinct de survie préalablement inhibé dans sa totalité par les joyeuses expériences psychanalytiques de son frère, Nom n'eut pas le réflexe, dans sa chute, d'éviter le pieu vertical qui se trouvait là par hasard, mais ne s'empala pas et ne mourut pas grâce à la grasse grâce de notre Seigneur qui avait décidé de faire un miracle parce que ça faisait longtemps.

Baltimer se foutit de sa gueule.

“Baltimer, vous êtes con.

- Je sais, Monsieur.

- Non, vous ne le savez pas.”

- Si, Monsieur.

- Non, Baltimer.”


Bien avant l'épisode du sirop de glucose de Baltimer, Georges, par un beau matin de printemps, eut l'idée scabieuse de faire découvrir à son petit frère les joies de la pornographie littéraire. Comme tout le monde le sait, George possédait alors la faculté de créer des mondes lorsqu'il écrivait, qui se formaient et se déformaient selon les gestes de sa plume, et par lesquels était aspiré tout individu un peu trop curieux environnant. Ainsi ce matin-là, pendant que les moineaux s'égosillaient et que les lièvres s'ébrouaient, pendant que les cerfs brâmaient sans faire gaffe qu'ils faisaient chier les voisins, Nom vit se déployer devant lui une immense spirale beige-rosâtre mouvente, virevoltante, qui n'en finissait plus de faire du bruit et d'exercer sur son corps une certaine force d'aspiration qui ne lui parut, au premier abord, guère inquiétante. Georges, tout cruel qu'il n'était pas déjà, s'ammusa à écrire tout un tas de cochonneries inneffables, avec des scènes de zoophilie et tout et tout. Immergé dans l'imagination trop déviante de son frère, Nom n'en put plus : ces visions lui occlusaient les intestins et lui retournaient la moelle osseuse, tandis que des lettres noires, noires, si noires, infiniment noires, défilaient en se moquant et en tournant dans son pauvre esprit lacéré.

Cette expérience le marqua à jamais.

Nom n'était plus fait pour le monde de l'écriture. Les symboles, les formes, les descriptions, les figures, les orthographes et les rhétoriques ne lui plaisaient que lorsqu'ils étaient déjà vieux ; lorsque quelqu'un d'autre, bien avant lui, les avaient fait naître. S'il s'agissait d'être à la source d'un tel flot, ou même d'assister à la génération d'un tel déferlement, Nom se souvenait de la fois où son frère, inconscient, lui avait fait subir les affres de la composition diabolique, et vomissait.

“Si, Monsieur.

-Non !”

Nom se leva de son fauteuil une nouvelle fois, puis quitta sa loge. Dehors, Georges l'attendait.


“Ha, tu es là, toi.

- J'ai réfléchi, pour le spectacle...

- C'est toujours la même chose. Tu réfléchis, tu réfléchis... mais rien n'avance. Tu es la tête ; je le sais, ça. Je ne peux pas avoir cet honneur, de toute manière...

- Oh, dis, tu ne vas pas recommencer.

- Je ne recommence pas.

- Pour le spectacle... ne le lance pas. Je sais c'est trop tard, j'arrive trop tard. Mais ne le lance pas. Ne le lance plus. C'est fini. Tu vas te perdre.”


Dans son immense carrière d'écrivain, Georges avait composé beaucoup de théâtres et d'opéras. Une de ses pièces, qu'il avait apprivoisé pendant l'ère Hensei, s'intitulait Les Rapides de Batacca, et parlait de rapides et de Batacca, même si Georges n'avait pas la moindre idée de ce qu'était Batacca. Il en avait fait une autre qui ne s'intitulait pas, qui durait trois heures, et qui avait pour seul objet de demander aux spectateurs d'aller voir Les Rapides de Batacca – l'incroyable succès de cette opération commerciale lui vallut le prix Pullitzer en 94. Outres ces gaudrioles littéraires, Georges avait composé un spectacle, en l'an de grâce MMCMXXXIV, qui parlait de tout et de rien, et qui présentait le risque de charmer de trop l'audience, tant et si bien qu'il ne trouva point de producteur qui ne lui dise point : “Ha non Monsieur, non Monsieur, si c'est pour me retrouver avec un public gémissant de bonheur, de rires et de pleurs, jouissant d'orgasmes sexuels autostimulés à répétition, et se traînant sur les banquettes en hurlant des mots amoureux, sur les bras, alors non Monsieur, je n'en veux pas de votre spectacle.” Revu pendant des années par son auteur furieux de trouver une telle opposition obstinée de la part des gros plein de frique, ce spectacle prit une forme un peu plus mystique, et quelque part un peu plus raisonnable, que la précédente, et fut confiée à Nom un peu plus tard, pour que celui-ci la produise à sa guise, sous l'autorité confiante de son frère et désormais collègue.

Nom travaillait sur le spectacle sans relâche, en fouettant des petits immigrés chinois qu'il avait ramassés sous le buffet d'un riche promoteur immobilier ; et plus le temps avançait, plus le temps avançait. Si quelquefois dans son travail, il était arrivé à se perdre dans des considérations idiotes et minables comme la Critique de l'Ecléragiste (en trois volumes chez Plon) ou Le Pamphlet du Rythme Ternaire (en une surface chez Folio), il était tout de même parvenu à monter une représentation qui n'était pas mal du tout, et qui charmait même Louis XIV qui était revenu pour ça. Il va sans dire que Georges, qui était caché derrière le fauteuil depuis le début, sombra dans une des plus noires jalousies que l'on trouvait à cette époque en rayons, et faillit étrangler Nom contre les planches sur le fond sonore des pleurs du Roi Soleil.

Rien de tout ceci n'étant vrai, la vie des deux personnages reprit leur cours habituel, et tout fut pour le mieux, si ce n'est que Nom mourut en s'empalant sur un réveille-matin mal réglé.